En Suisse, les lutteurs portent la culotte
Des arènes de 50 000 places, des colosses vêtus d'un poom-poom short en toile de jute par-dessus leur pantalon, de la sciure et de la sueur. Dans la catégorie des sports injustement méconnus, voici la lutte suisse, également appelée lutte à la culotte, ou Schwingen en version allemande, ou encore Hoselupf en version suisse allemande, c'est-à-dire en version originale, puisque c'est en Suisse alémanique que l'on retrouve l'immense majorité des quelque 5 000 pratiquants.
A mi-chemin entre le judo, le sumo et à peu près toutes les autres formes de lutte (libre, gréco-romaine, sénégalaise, mongole), cette discipline presque exclusivement masculine partage avec ses cousines la même finalité : il s'agit de mettre son adversaire au tapis, en l'occurrence un cercle de sciure de bois dont le diamètre, de 7 à 14 mètres, varie selon l'importance du tournoi.
Une passe – c'est ainsi qu'on appelle un combat de lutte suisse – obéit à un rituel bien précis. Après s'être serré la main, les deux lutteurs calent leur menton dans le creux de l'épaule de l'adversaire, et chacun enlace l'autre en lui agrippant la fameuse culotte, se retrouvant ainsi dans une situation qui n'est pas sans évoquer un gros câlin de fin de soirée alcoolisée. Les deux combattants s'ingénient alors à faire basculer leur adversaire sur les deux omoplates ou sur les trois-quarts du dos, sans jamais lui lâcher la culotte. Un sport de brute, mais de brute subtile. "La force ne suffit pas, explique le lutteur Stefan Zbinden. La technique et le ressenti sont très importants. Il y a des centaines de prises différentes." Une fois la passe achevée, tout le monde se relève, et le vainqueur, d'un geste de la main, enlève la sciure du dos du perdant.
L'origine de la lutte suisse demeure indéterminée, mais sa pratique est vieille d'au moins huit cent ans, puisqu'on en trouve une représentation sur un bas-relief du XIIIe siècle à l'intérieur de la cathédrale de Lausanne. "C'est un sport qui fait partie de notre culture, explique Blaise Decrauzat, président de l'Association romande de lutte suisse. En Suisse alémanique, tous les enfants la pratiquent. On trouve même des lutteurs dans le Tessin. Et des émigrés suisses ont créé un club au Québec."
Les amateurs de lutte à la culotte connaissent tous les trois ans une poussée de fièvre lors de la Fête fédérale, sorte de Jeux olympiques des sports traditionnels suisses. Les meilleurs lutteurs s'affrontent alors devant 50 000 personnes entassées dans une arène temporaire qui a pour particularité sa forme hexagonale et son absence totale de panneaux publicitaires. La dernière édition a eu lieu en 2010 à Frauenfeld, dans le canton de Thurgovie.
La prochaine Fête fédérale aura lieu cet été, du 30 août au 1er septembre, à Berthoud, dans le canton de Berne. Au terme de huit passes sera désigné un nouveau "roi de la lutte" (Schwingenkönig), qui remportera une couronne et une vache, mais pas un franc suisse. Car en théorie aucun de ces sportifs n'est professionnel. Jörg Abderhalden, légende vivante de la lutte à la culotte, est menuisier. Quant à l'actuel roi de la lutte, Kilian Wenger, après avoir embrassé une carrière de boucher, il s'est réorienté vers la conduite de poids-lourds.
En réalité, les bons lutteurs grappillent quelques milliers de francs suisses de sponsoring par an. Quant au roi, il parvient – mais il est le seul – à vivre complètement de son art. Son titre lui ouvre les plateaux de télévision, lui garantit de solides contrats publicitaires et lui confère une énorme popularité : en 2007, après avoir remporté sa troisième couronne (et sa troisième vache) de roi de la lutte, Jörg Abderhalden a été élu Suisse de l'année.
Source :
http://www.lemonde.fr/sport/article/2013/04/18/en-suisse-les-lutteurs-portent-la-culotte_3162047_3242.html#xtor=AL-32280270